Délinquance : attention aux chiffres !

Le 15 février, l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) présidé par Alain Bauer a rendu publique une étude qui met en évidence une augmentation importante de la « délinquance étrangère » entre 2006 et 2011.

D’après l’ONDRP, la part des étrangers parmi les mis en cause pour des atteintes aux biens (vols, notamment) est ainsi passée de 12,8% en 2006 à 17,3% en 2011. Dans le même temps, mais cela a été -fort étonnamment!- très peu souligné par les autorités, la part des étrangers dans les atteintes à l’intégrité physique (violences, menaces, etc.) s’est quant à elle réduite, passant de 14,2% à 12,4%. Dans la mesure où les étrangers représentent d’après l’Insee 5,8% de la population française, il est assez facile de conclure, ainsi que l’a fait le ministre de l’Intérieur, à une surreprésentation des personnes de nationalité étrangère dans la délinquance enregistrée par le ministère de l’Intérieur.

Alors il y a les chiffres, bruts, qui sont propices à toutes les interprétations. Et puis il y a le dispositif dans lequel ces chiffres apparaissent et dont ils ne sont pas séparables. Mais voilà, tout l’appareil méthodologique, les avertissements et les éclaircissements qui accompagnent et mettent en perspective les statistiques sont comme la partie immergée d’un iceberg: invisibles à l’œil nu. Ce problème, habituel en matière de statistiques relatives à la délinquance, et plus encore lorsqu’il s’agit des étrangers, prend évidemment une ampleur plus grande encore en période de campagne électorale. D’où le besoin, concernant les résultats fournis par l’ONDRP, d’un déchiffrage.

D’abord, des éléments de définition. Ainsi que l’a laissé entendre le ministre de l’Intérieur, les étrangers concernés par cette étude sont-ils des délinquants, c’est-à-dire des personnes qui ont effectivement commis un acte délictueux? La réponse est non. Comme le rappelle à plusieurs reprises l’ONDRP dans ses mises en garde, il s’agit des personnes « mises en cause », c’est-à-dire suspectées d’avoir commis un acte délictueux, et non des personnes déclarées coupables par la justice: la personne « comptée comme mise en cause n’est pas nécessairement l’auteur d’un crime ou d’un délit ». Les « mis en cause », selon le décret du 5 juillet 2001, ce sont des « personnes à l’encontre desquelles sont réunis (…) des indices graves ou concordants rendant vraisemblable le fait qu’elles aient pu participer, comme auteurs ou complices, à la commission d’un crime, d’un délit ou d’une contravention de 5e classe (…) ». Bref, le mis en cause n’est pas encore le coupable. Grosse nuance!

Un autre élément à prendre ici en considération est le taux d’élucidation. L’élucidation, au sens statistique du terme, intervient lorsque les policiers considèrent à partir d’un délit constaté qu’il existe suffisamment de charges à l’égard d’une personne pour la mettre en cause. Son audition par procès-verbal permet alors de dire que l’affaire est élucidée. L’élucidation vient donc en amont, ou est une condition, de la mise en cause d’une personne. Problème (majeur): beaucoup d’affaires de délinquance, malheureusement, ne sont pas élucidées.

Pour certaines catégories d’actes de délinquance, les vols par exemple et toute la « délinquance à victime », c’est-à-dire procédant d’un dépôt de plainte, la proportion d’affaires élucidées est même très faible, autour de 15 à 20%. Or c’est sur ces 15 à 20% d’affaires élucidées, donc ayant conduit à une mise en cause, que se fondent les statistiques de l’étude de l’ONDRP, et non sur l’ensemble (c’est-à-dire les 100%) de la délinquance enregistrée en France.

Ensuite, qui parle? Ou plus exactement, d’où viennent ces chiffres et sont-ils fiables? C’est là une autre raison qui doit nous inciter à la prudence dans leur interprétation. Les chiffres de l’ONDRP sur la délinquance étrangère viennent de la place Beauvau et non de la Chancellerie, laquelle faisait état en 2010 d’une proportion d’étrangers condamnés pour des délits de 12,7%, -contre 17,3% de personnes mises en cause d’après le ministère de l’Intérieur.

Et plus précisément d’après « l’état 4001 », la base de données sur la délinquance du ministère de l’Intérieur, du fameux STIC (le système de traitement de l’information criminelle) de la police nationale et du fichier de la gendarmerie nationale (BNSD, qui alimente l’état 4001). Mais voilà: ces fichiers, et en particulier le STIC, fichier distinct de l’état 4001, relatent des informations brutes enregistrées par les forces de l’ordre et souffrent donc des nombreux biais et problèmes de saisie qui caractérisent leur action sur le terrain -ainsi que le rappelle régulièrement la CNIL- qui les rendent contestables.

L’un de ces biais, particulièrement puissant depuis quelques années, c’est la pression du chiffre qui pèse sur les épaules des policiers. Mais plus que la pression du chiffre qui conduit à interpeller des personnes qui ne sont pas nécessairement coupables (d’où l’explosion du nombre de gardes à vue) ou envers lesquelles les indices de culpabilité demeurent minces, il y a aussi l’effet d’un phénomène intéressant que l’on appelle la « prophétie auto-réalisatrice ».

En clair: quand le ministre de l’Intérieur (MM. Hortefeux puis Guéant), voire le président de la République lui-même, disent qu’une catégorie de la population est dangereuse, les forces de police vont avoir tendance à cibler particulièrement cette minorité. L’exemple des Roumains éclaire cette analyse. Selon l’ONDRP (base: STIC), les mis en cause de nationalité roumaine dans des affaires de vol ont augmenté de 114% entre 2008 et 2010, passant de 4350 à 9320. La part des Roumains dans l’ensemble des mis en cause est ainsi passée de 2,8% en 2008 à 5,5% en 2010.

Dans le même temps, la part des Algériens, Tunisiens ou Marocains est restée à peu près stable (augmentation de 0,5% en moyenne). Or c’est précisément au cours de cette période que les Roms ont été désignés comme danger public et cible prioritaire des expulsions. Il est donc fort probable que sur le terrain, les messages politiques (voire les instructions) envoyés par le ministre de l’Intérieur aux forces de police se soient transformés en une « chasse aux Roms » qui s’est traduite par un accroissement soudain du nombre de mis en cause de nationalité roumaine.

Mais, en attendant, la proposition de loi du député UMP Jean-Paul Garraud prévoyant une peine complémentaire d’interdiction du territoire pour les délinquants étrangers présents depuis moins de 3 ans sur le sol national doit être examinée à l’Assemblée nationale le 1er mars.

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