Brève histoire (symbolique) de la banlieue

A travers la trajectoire de Mohamed Merah, les banlieues sont revenues (un trop bref instant) au cœur de la campagne électorale. Quartiers sensibles, ou populaires, cités ou ghettos, territoires défavorisés ? Les expressions qui désignent les banlieues pauvres et turbulentes des grandes villes françaises sont le plus souvent euphémisantes, comme s’il s’agissait de poser un voile pudique sur une réalité qui dérange, et tous ceux qui utilisent cette terminologie le font en général avec prudence : il faut en parler sans en parler. Dire “les quartiers” suffit d’ailleurs à indiquer de quoi l’on parle : de ces endroits pauvres et mal famés faits de cités HLM et de « racailles ». D’un côté, donc, il y a une réalité qu’on ne veut pas voir mais qu’il faut bien essayer de nommer, et de l’autre un vocabulaire qui transpire l’effroi. Autrement dit, il y a eux et nous, ici et là-bas, ceux des quartiers et ceux du centre, et dans cette distance s’insinuent toutes ces représentations, en vérité ancestrales, où celui qui est à la fois modeste socialement et en-dehors du centre géographiquement devient une sorte d’ennemi intérieur.

C’est une partie de l’histoire symbolique de nos banlieues. Alors flashback.

Etymologiquement, le terme « banlieue » vient du Moyen-Âge : le ban était la limite d’une lieue en deçà de laquelle les hommes étaient soumis au pouvoir du seigneur, en particulier pour aller faire la guerre. Au-delà, ils y échappaient. Depuis le Moyen-Âge donc, la banlieue représente donc à la fois un espace périphérique par rapport au centre, mais aussi de domination où s’exerce un pouvoir. Les banlieues françaises d’aujourd’hui continuent d’avoir comme caractéristique principale d’être des espaces périphériques, a fortiori dans des villes qui, comme Paris, possèdent une frontière – le périphérique – séparant l’intra-muros de l’extra-muros : ceux qui sont à l’intérieur de ceux qui sont dehors, ou encore les insiders des outsiders pour reprendre le vocabulaire de Norbert Elias. La périphérie – du grec periphereia – c’est la circonférence, soit le contour d’un cercle, c’est-à-dire bien une frontière et, dans le cas de nos banlieues, celle de la ville et de la campagne, soit le territoire de la périurbanité : ce qui est autour de la ville, donc (Urbs figurait Rome dans l’antiquité). Historiquement, la banlieue est donc l’espace urbain décentré, séparé du centre. C’est la périurbanité.

Le terme de périurbanité est plus moderne. Il est à peu près apparu dans les années 50 avec la naissance des grands ensembles à la périphérie des grandes villes, dans ce qui était encore alors la campagne. L’espace periurbain, c’est donc un territoire de friches, rurbain, c’est-à-dire un entre-deux mi-urbain mi-campagnard, qui se situe à bonne distance du centre mais n’en est cependant pas séparé, comme s’il en dépendait.

Obéissant à une double logique d’extension démographique et de croissance économique, la ville française s’est construite de façon concentrique, par cercles successifs (on retrouve l’idée de circonférence) ou, dans le cas de l’agglomération parisienne, de « couronnes », avec cette idée que les Grecs puis les Romains nous ont léguée que le pouvoir se trouve au centre, qu’il doit être « central » et que tout ce qui est impuissant, ou secondaire, peut bien être relégué à la périphérie. Nos banlieues sont ainsi historiquement héritières de cette conception antique qui s’est perpétuée jusqu’à nos jours qui veut que le centre soit le lieu où s’incarne(nt) le(s) pouvoir(s) tandis que ses marges abritent ceux qui se trouvent sous leur emprise. Et des marges aux marginaux, il n’y a qu’un pas.

Pour autant, espace de domination ne signifie pas forcément espace de relégation. Alors comment est-on passé, pour une partie des banlieues, à ces « ghettos » urbains que certains décrivent aussi comme des « territoires perdus », hors de contrôle du centre ?

Si le centre appartient aux puissants, la périphérie est l’empire de ceux qui ne le sont pas. En France historiquement la pauvreté comme la maladie est mise à l’écart, excentrée, reléguée. Il faut qu’elle soit loin pour qu’elle soit ignorée, et ainsi que ceux qui n’en souffrent pas ne culpabilisent pas. Les pauvres sont des lépreux sociaux et ces léproseries-là doivent être absente du regard, comme bannies parce que, tel Ovide exilé sur les bords du Pont-Euxin par décision d’Auguste, elles menacent l’ordre social. De quoi ? De le subvertir, c’est-à-dire de le renverser. La périphérie renverserait le centre, cela ferait du centre la périphérie. Terrifiant. Mais n’était-ce pas ce qui se jouait aussi lors des émeutes 2005 ? La possibilité d’une subversion. Impensable. Revenons à la relégation. La France n’est pas les Etats-Unis et, au contraire de là-bas, il n’y eut (presque) jamais ici de mise à l’écart délibérée de catégories de la population, décidée et mise en œuvre par les pouvoirs publics – lesquels, rappelons-le, se situent toujours au centre. Presque jamais si l’on veut bien mettre entre parenthèses, en se forçant, les lois antijuives de Vichy et l’apartheid politique et juridique qui régnait dans les départements d’Algérie. Or le ghetto historique, c’est cela : un espace de relégation institutionnalisée, de mise à l’écart préméditée. Nous n’avons pas de ghettos urbains en France car nous n’avons jamais eu – officiellement – de politique de ségrégation raciale, contrairement aux Etats-Unis ou à l’Afrique du Sud.

Ce que nous avons en revanche, et par centaines, ce sont des espaces de relégation enchevêtrés dans la ville qui fonctionnent comme des trappes à pauvreté et où un double mouvement est alors à l’œuvre. Là se retrouvent piégés tous ceux qui, faute de moyens suffisants, ne peuvent accéder aux zones pavillonnaires, tandis que dans le même temps s’en échappent tous ceux qui en ont l’opportunité, soit par effet d’aubaine (partir faire ses études à l’université par exemple), soit par mobilité intergénérationnelle (les enfants s’en sortent – encore – mieux que les parents). Des pièges grandeur nature, donc, où une obsession, par tous partagée, affleure à la surface du béton : en sortir.

Ces quartiers de relégation, ce sont principalement les Zones Urbaines Sensibles, ou ZUS, créées par la loi du 4 février 1995 d’orientation pour l’aménagement et le développement du territoire. Au nombre de 751 sur l’ensemble du territoire, y compris ultramarin, elles se définissent par un habitat dégradé et un taux de chômage bien au-dessus de la moyenne nationale (qui peut dans certaines ZUS atteindre 40%). Les ZUS regroupent environ 4,7 millions d’habitants, soit un peu moins de 8% de la population française. C’est bien sûr considérable.

Certes, la diversité des banlieues est considérable, autant de ses habitants que de sa structure territoriale, urbanistique et culturelle. Il y a des banlieues riches et des banlieues pauvres. Neuilly-sur-Seine n’a rien à voir avec Vaulx-en-Velin. Evidence. Parfois, cette dichotomie apparaît dans un mouchoir de poche : Stains compte 66% de logements sociaux tandis que Le Raincy, dans le même département (93), n’en compte que 8%. A Neuilly, c’est 3%. Si l’on parle davantage des quartiers pauvres, c’est le plus souvent à travers les effets qu’ils produisent : violence, délinquance, extrémismes, émeutes, etc. Dans le dispositif médiatique, le sensationnel est la norme et les effets l’emportent hélas presque toujours sur les causes : trop denses, trop longues à expliquer pour des formats et des feuillets qui ne cessent, hélas, de se raccourcir. Ce qui est extrême est prompt à faire frémir. Notons qu’extrême vient du latin extremus qui est le superlatif de exterus signifiant… le plus à l’extérieur ! La dichotomie dedans / dehors structure l’œil et le cerveau. Dans une scène fameuse de La Haine, le film de Mathieu Kassovitz qui a, l’un des premiers, transposé au cinéma le « problème des banlieues », les journalistes y sont dépeints comme des pleutres, couards, retranchés d’un côté d’un pont qui les sépare d’une bande de jeunes de la cité dont ils n’osent s’approcher. La cité HLM devient ici une terra incognita, une île de reclus, de proscrits, menaçant par leur seule présence l’ordre social que les journalistes incarnent.

Ce que nous dit l’étymologie des banlieues autant que celle de la périphérie, c’est qu’à lui seul l’éloignement du centre est autant l’origine que le produit d’un mécanisme de contrainte et de domination. Cela concerne aussi bien ce qu’on nomme pudiquement les « quartiers sensibles » que la « rurbanité » dont parle Marine Le Pen en voulant les opposer aux premiers.

Mais lorsqu’à la distance s’ajoutent la pauvreté et la différence culturelle – comme dans ces ZUS où la population issue de l’immigration peut atteindre 40 à 50% – cela renforce l’étrangeté de ces territoires et des populations qui y vivent et, par réaction, fabrique de la défiance.

C’est ce mécanisme de mise à distance qu’il est urgent de briser en ramenant l’ensemble des espaces périphériques, les banlieues comme les territoires rurbains, au centre, c’est-à-dire au sein de la République plutôt que de les laisser s’enliser à ses marges.

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