Article paru dans le journal Libération du mercredi 12 juin 2013
Par Karim Amellal, co-fondateur de l’encyclopédie vidéo numérique SAM Network et du média vidéo algérien Chouf-chouf.com, enseignant à Sciences Po
L’Algérie est un pays de paradoxes : plus étendu d’Afrique par sa superficie et quatre fois plus grand que la France, il compte une population deux fois inférieure ; pays riche de 200 milliards de dollars de réserves de change, il entretient des inégalités croissantes et un chômage de masse ; pays doté de terres parmi les plus fertiles du bassin méditerranéen, il est contraint d’importer ses produits agricoles pour nourrir sa population. L’hospitalisation du président Bouteflika et les scénarios machiavéliques esquissés en coulisses traduisent un autre paradoxe, politique celui-là : le pays qui s’est libéré de la France grâce à une puissante révolution est celui qui, dans le contexte révolutionnaire du « printemps arabe », semble le plus figé.
Car en dépit de ses heurts, la grande transformation qu’a connue l’Afrique du nord et le Moyen-Orient au cours des trois dernières années a un nom : démocratisation. En Egypte et en Tunisie, ce sont bien des régimes démocratiques qui sont nés de la chute des tyrannies. En Libye, des embryons de démocratie émergent lentement du chaos. Quant au Maroc, qui connaît l’alternance depuis 1998, la monarchie alaouite gardienne du Makhzen a été elle aussi été un peu ébranlée par l’écume démocratique et les revendications du « Mouvement du 20 février ».
L’Algérie, elle, semble avoir échappé à cette lame de fond. De violentes émeutes ont pourtant bien eu lieu en 2011 dans le sillage des événements survenus en Tunisie et en Egypte, mais le pouvoir a éteint les foyers d’incendie à grand renfort de programmes sociaux, de logements d’urgence et de quelques annonces de changement sans ampleur ni conséquences. Cela a fonctionné. Le pays ne s’est pas embrasé. Si depuis plusieurs mois, des protestions et des grèves ont beau éclore au fil des mécontentements de la population, des chômeurs du sud aux professionnels de la santé, elles demeurent circonscrites et ne se propagent pas. Les motifs de contestation du régime ont beau être puissants et les scandales de corruption se multiplier, rien n’y fait : aucune révolte ne sourd. L’an dernier et jusqu’avant l’hospitalisation du président, tandis que la Tunisie et l’Egypte découvrent chaque jour les affres du jeu démocratique, il était encore question d’une nouvelle révision de la Constitution pour lui permettre de briguer un… 4ème mandat.
La raison de cette insularité algérienne dans la mise en branle démocratique de l’Afrique du nord tient en deux mots : déjà vu. Ceux qui s’étonnent ainsi, surtout à l’étranger, du fait que l’Algérie ne bouge pas et semble attendre que ça se passe oublient que ce pays a vécu son « printemps arabe » de 1988 à 1992, et que ce qui se passe en Tunisie et en Egypte constitue la répétition de cette séquence : la mise à bas quasi insurrectionnelle de régimes honnis entraine une transition démocratique qui, inévitablement, parce qu’il s’agit de pays musulmans et donc majoritairement conservateurs, aboutit par la grâce des urnes à la victoire des « islamistes ». Le seul élément divergent, et fondamental, est en Algérie le rôle que joua l’armée, d’abord en tant que sentinelle durant les années de transition (1989 – 1991) puis, lorsqu’elle mit un terme au processus démocratique en annulant le second tour des élections législatives en 1992, en tant qu’acteur exclusif du jeu politique. La suite ? Des années de guerre civile fratricide et un bilan estimé à 200 000 morts. A l’actif de Bouteflika, la loi d’amnistie promulguée en 1999 mit un terme à cette « décennie noire » dont chaque Algérien en âge de voter aujourd’hui se souvient encore. Depuis, l’armée s’est professionnalisée et retirée du devant de la scène. Le pouvoir civil a repris la main, du moins de façon apparente car dans la coulisse l’armée et les services de sécurité continuent de jouer un rôle. Ce semblant de retour à la normale ne doit cependant pas obérer le fait que le souvenir de la guerre civile continue de structurer les représentations collectives. Quinze ans après, il continue de fonctionner pour le régime comme pour le peuple comme un épouvantail.
La principale préoccupation de beaucoup d’Algériens n’est pas tant la démocratisation du régime que le chômage de masse, la corruption, le piteux état des systèmes de soins et d’éducation, le logement. Dans ces conditions, le changement politique n’est attendu que dans la mesure où il est porteur d’une amélioration du bien-être individuel. Or à la double lumière des conséquences terribles de la parenthèse démocratique de 1988-91 et de la situation chaotique qui règne en Tunisie et en Egypte, il y a de quoi être, sinon sceptique, du moins peu pressé.
Le paradoxe économique – un pays riche à milliards où se développe un chômage endémique – est un corollaire du paradoxe politique : une situation stable mais figée sur le plan politique ne peut qu’engendrer une atonie économique. Puisque ce sont les mêmes hommes qui continuent de gérer le pays depuis des lustres, avec les mêmes idées obsolètes et les mêmes outils périmés, comment une économie de rente pourrait-elle devenir une économie d’innovation et, ainsi, générer de la croissance ? L’enjeu et ce qui tient lieu de stratégie économique en Algérie n’est pas de créer de la croissance, mais de gérer le produit de la rente pour calmer les frustrations et prévenir le risque d’explosion sociale. Et cela ne changera pas tant que le régime ne sera pas acculé à provoquer ce changement, ce qui suppose d’abord qu’il change lui-même.
Les Algériens ont le choix entre la liberté et la sécurité. La liberté, cela signifie plus de démocratie : c’est long, compliqué et incertain. Et plus de liberté, ça veut dire aussi la possibilité de choisir à travers des élections libres ses gouvernants, or chacun connaît bien l’issue probable de ce processus : une victoire des islamistes coalisés dans un paysage politique où ils constituent encore la seule alternative crédible au régime, avec toutes les suites que cela peut induire. Ce scénario, c’est ce qu’il s’est passé en 1991-92. La sécurité, c’est ce que leur procure le régime. Pour l’instant, car il suffit que la demande de sécurité (sureté, mais aussi sécurité sociale et économique) ne soit plus satisfaite pour que les termes de l’équation soient redistribués et que la demande de liberté prenne le dessus. La question, c’est quand ?
Bonjour et merci M Amellal, nous avos besoin de lire des analyses comme celle ci devant toutes les betises que nous jettent sur la tete les medias (aussi bien algériens qu’occidentaux d’ailleurs)
limpide, rien à ajouter !
bon article, je partage vos points de vue. Amicalement. Lounès
je pense que vous sous estimez le sentiment negatif des algeriens par rapport à leurs dirigeants corrompus