La double culture n’existe pas !

Je republie ici le texte à Strasbourg l’an dernier.

D’abord, de quoi parle-t-on ? Les termes sont ambigus, très ambigus. Prenons « culture » par exemple, « mot-valise » par excellence, réceptacle de notions fuyantes et contingentes dont la polysémie étrangle la signification. Comment définir la culture française ? Que signifie, aujourd’hui, à l’ère du numérique, de l’accélération du monde, du rétrécissement des distances, du métissage des habitudes et des modes de pensées, être Français ? L’appartenance à une nation millénaire ? L’inclusion dans un cadre juridique, la nationalité ? L’affiliation à des valeurs et à une mémoire commune ? Ou encore la circonscription de l’être sur un territoire, un département, une région, un terroir ? Qui peut le dire ? Sûrement pas un gouvernement, au passage, qui n’a pas à imposer sa propre version, forcément biaisée, d’un roman national dont nous sommes tous, depuis toujours et à égalité, les auteurs consciencieux et immanents.

Sans doute, est-ce tous ces éléments mélangés qui, dans le shaker de l’ « être-Français » sont constitutifs d’identités en perpétuel mouvement, certes enracinées dans un lieu, souvent plusieurs, mais aussi sans cesse déracinées par des systèmes de circulation toujours plus puissants que commandent l’économie (changer de lieu pour trouver un meilleur travail), le social (la trajectoire sociale influe sur la manière de se percevoir, de se penser, modifie les structures de notre identité) et, au moins pour les plus jeunes, le branchement à un réseau mondial qui, en un clic, déterritorialise l’individu et le propulse dans une galaxie de contenus virtuels qui contribuent de façon croissante à désenclaver les représentations, à décloisonner les imaginaires.

Par le jeu de plus en plus complexe de ce que nous appelons « culture », ce maelstrom de signes qui nous environnent et influencent notre architecture identitaire – le dilemme existentiel du « qui suis-je ? » -, nous sommes tous, désormais, des êtres multiples, non réductibles à un seul attribut traditionnel de l’ « être-français ». Un jeune Creusois de Montluçon, fils d’agriculteur et Français depuis toujours, si cela est possible (ce que je ne crois pas), a en dépit des apparences le même questionnement identitaire aujourd’hui qu’un jeune de Nanterre, fils d’ouvrier et Français depuis deux ou trois générations. Les deux sont immergés, noyés diraient les plus réacs, dans la culture-monde (la génération Mc World dont parle Benjamin Barber), ne serait-ce que par leur affiliation accrue à Internet et à ses réseaux sociaux ; les deux ont des habitudes de consommation assez proches ; les deux, même, se retrouvent politiquement pour critiquer les modes d’intervention de l’Etat, en particulier son indifférence face à la désagrégation des territoires où ils vivent, et remettre en cause l’action publique parce que celle-ci ne les protège plus assez, ne les aide plus assez, etc. Les figures politiques, sont, dans les deux cas, les silhouettes honnies qui s’abritent, peureuses et impuissantes, dans leur confortable théâtre d’ombres.

Identités multiples donc, et intersection de ces identités sur des points qui, sans être complètement nouveaux, refaçonnent complètement le rapport à la France et à l’identité collective – le fameux « vivre-ensemble ».

Arrêtons-nous un instant sur le « cas » des Français d’origine étrangère, maghrébine notamment, qui sont la cible désignée, commune, du propos sur la « double culture ». De quelle(s) culture(s), ici, parle-t-on ? Dans le cas des Français d’origine algérienne ou marocaine par exemple, la  culture d’origine est-elle arabe, kabyle, musulmane ? Difficile à dire ; chacun compose son identité en piochant comme dans une boite à outils dans des sphères affectives de proximité, à sa guise et fonction des circonstances, du milieu, de l’histoire personnelle. L’identité est subjective ; la culture est un composé personnel, aléatoire, jamais figé.

Culture veut donc tout dire et rien dire. Ou disons plutôt qu’elle signifie quelque chose de différent pour chacun de nous. Quid de la double culture, alors ? Double : mot pervers ! Qu’est-ce donc que le double ? Vient immédiatement aux lèvres la dualité, le miroir, l’altérité semblable – l’alter ego, l’autre moi. Puis, avec le double jeu (ou « je », d’ailleurs !), la duplicité, le jeu sournois, la mauvaise foi, aurait dit Sartre. C’est l’inquiétante figure de Goliadkine, le héros de Dostoïevski. Nous voilà donc avec un alter go qui joue et se joue de nous ! Un parfait reflet en apparence qui s’avère être un traitre. Dorian Gray n’est pas si loin… Jeu/je de miroirs, je/jeu de dupes. Décidément, plus encore que la culture, irréductible à une seule définition, toujours contingente, le double n’est pas plus commode à apprivoiser !

Et encore faut-il que le double soit vraiment double. Cela nous ramène aux identités multiples. Mais dans le cas d’un Français d’origine étrangère, où se situe la dualité ? Bêtement, superficiellement, nous dirions qu’elle se répartit entre la France et l’autre pays, cet « étranger proche », cet ailleurs qui n’est jamais aussi près que… lorsqu’il est loin ! Comme si affirmer, revendiquer sa double culture était un moyen de palier l’absence, d’amoindrir la distance.  La double culture, ce serait donc d’une part la culture d’ici, la France, et d’autre part la culture de là-bas, le pays d’origine, c’est-à-dire des racines, des fondements – et l’on sent bien alors la dose d’idéal que recouvre le mot d’origine. En quelque sorte, spleen contre idéal. « Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides ; Va te purifier dans l’air supérieur », écrit Baudelaire dans Elevation. Le pays d’origine revêt le plus souvent, dans la pâle couleur de l’absence, un caractère idéal, purificateur, dont chacun connaît les limites et a pu mesurer la candeur lors du « retour », que celui-ci soit ponctuel (les vacances) ou pérenne. Mais admettons que cela fonctionne et qu’il y ait bien, dans la dualité de la double culture, un « ailleurs » et un « ici, » soit deux pays, deux « cultures », deux blocs distincts. Nous parlons là d’une dualité horizontale, géographique, mais qu’en est-il de la verticalité du double, de cette flèche du temps qui crée les générations et, des parents ou grands-parents, descend jusqu’aux enfants. La double culture, ce n’est pas seulement deux pays, c’est aussi deux générations qui s’intriquent : les parents et les enfants. Le double, alors, devient quadruple…

L’individu, ses parents, son pays d’origine et le pays où il vit et dont il a la nationalité : quatre souches d’identité, quatre vecteurs de culture qui interagissent en permanence. La dualité se dissout dans la pluralité. Est-ce la culture parentale, la culture d’origine, la culture française, ou une autre culture encore – ou plutôt un dispositif culturel – qui prend le dessus ? Quid de la religion et du territoire ? Qui peut prétendre qu’aujourd’hui, dans les « quartiers », la culture du pays d’origine, de l’Algérie ou du Mali, l’emporte sur d’autres formes d’appartenance : la cité, la banlieue, le département, le groupe, etc. ? Les cultures urbaines, que certains qualifient ainsi pour mieux les disqualifier, les inférioriser au rang de « sous-cultures », constituent indiscutablement une nouvelle – pas si nouvelle que ça, en réalité – culture hybride, syncrétique, qui par sédimentation a inclus dans ses expressions la multiplicité des appartenances des enfants de la périphérie et du décentrement, qu’ils soient « issus » de l’immigration ou non, tous partageant en quelque sorte le morne destin du ghetto.

Certes, pourrions-nous objecter, en dépit de ces structures identitaires syncrétiques, le pays d’origine surgit parfois, et violemment, comme lors du match France-Algérie de 2001 qui, dix ans après, hante encore la conscience nationale – ou médiatique plutôt. Le pays d’origine secoue encore l’imaginaire des enfants de la 3ème et de la 4ème génération. Mais ce ne sont là que des soubresauts, des protubérances, les ultimes « traces » d’une identité kaléidoscopique, en fusion, criblée de doutes et de refoulements, qui traduisent – et c’est un lieu commun de l’écrire – non pas une adhésion identitaire à un pays d’origine que ces jeunes connaissent peu, souvent par le seul truchement de leurs parents, mais une défiance, non un déni ; une révolte, non un rejet, à l’égard de leur composante identitaire primordiale dans ce qu’elle a de paradoxale : ils sont Français, se savent Français, se veulent Français, mais les signes qu’ils perçoivent – relégation, etc. – ne leur donnent pas envie de l’être, de se vivre comme tel.  D’où le malaise. Et en vérité le conflit.

Car les identités, loin d’être apaisées, sont conflictuelles, ou « meurtrières » comme l’a écrit Maalouf dans son superbe livre homonyme. L’identité est par construction destructrice, ou palimpseste : chaque fragment qui s’ajoute écrase le précédent et il faut faire œuvre d’archéologue pour décrypter les couches qui se superposent au gré des saisons de l’existence. L’identité est un phénomène d’adduction, un perpétuel mouvement d’ajout qui, en se greffant sur le précipité, en bouleverse la composition. Et les effets.

L’ethnopsychiatre Marie-Rose Moro, dans ses passionnants livres sur la psychiatrie transculturelle qui s’inspirent du travail qu’elle a longtemps effectué  à l’Hôpital Avicenne de Bobigny et qu’elle poursuit à La Maison des adolescents de Cochin, raconte ces constructions avec les enfants de migrants qu’elle traite. Ces enfants et jeunes adolescents sont issus de familles primo-arrivantes, en provenance d’Afrique sub-saharienne, du Maghreb ou d’Asie du Sud. Ils trimbalent avec eux d’innombrables possibilités de conflits et, si j’osais une comparaison troublante, je dirais qu’ils sont autant de bombes en devenir. Pourquoi ? Parce que leur identité est instable, broyée par des contradictions puissantes qu’à 4 ou 5 ans ils ne sont pas en mesure de gérer. Parce que plusieurs caractères culturels se heurtent qu’il faut parvenir à dompter, à synthétiser, pour qu’ils coexistent. Parce que les enfants que traite Marie-Rose Moro sont des émigrés devenus immigrés – n’oublions jamais, ainsi que le disait Sayad, que l’immigration est d’abord une émigration – et qu’ils sont de ce fait soumis à l’antagonisme de processus qui, chacun à sa manière, tentent de l’emporter sur les autres. Le double est ici multiple, et le multiple est redoutable ! Ce sont des voix qui guettent, assiègent le sujet. Parvenir à une synthèse identitaire, à une identité apaisée où dialoguent toutes ces voix n’est pas chose facile. Appartenir à plusieurs cultures, c’est être déchiré, d’abord ; apprendre à domestiquer le pluriel, ensuite ; se situer harmonieusement parmi le chapelet de ses îles identitaires, enfin.

Mais qui est en mesure d’atteindre cette harmonie de situation ? Qui a les moyens de dépasser les déchirements que suscite une appartenance multiple ? Ce n’est pas donné à tout le monde. Cela demande du temps, de l’effort, un environnement paisible, du bonheur, de la stabilité. Evidences. Lorsque Jamel Debbouze, dans une jolie formule, dit qu’il aime le Maroc et la France comme un enfant aime son père et sa mère, comment ne pas adhérer ? Cela semble être la quintessence d’une situation identitaire pacifiée. Le problème c’est que Debbouze n’est nullement représentatif ! Le problème c’est que pour un individu qui a les moyens de s’épanouir dans son ambivalence culturelle, des milliers d’autres ne le peuvent pas parce qu’ils ne bénéficient pas des mêmes ressources, parce que pour eux, la sublimation de l’origine n’a pas eu lieu et ne peut avoir lieu, hormis sous des formes conflictuelles. Je crois donc que la capacité à vivre sa multiplicité culturelle – plus que sa dualité, souvent artificielle comme on l’a vu – est ainsi fonction de la trajectoire sociale. Dit autrement : plus on progresse dans l’échelle sociale, plus on évolue dans un univers cosmopolite où la différence culturelle est sublimée, et non perçue comme un échec, plus on est apte à synthétiser ses diverses appartenances culturelles.

Et les « autres », alors, ces « voix qui m’assiègent » d’Assia Djebbar, dans la bi-culturalité ? Lieu commun, encore : ipséité et altérité entretiennent, comme l’a si bien analysé Paul Ricœur, un dialogue permanent dans la construction de soi. On se construit par, avec, mais aussi contre les autres. Car un bi-culturel, issu de deux univers culturels étrangers l’un à l’autre, voire antagoniques, est enclin à percevoir son alter presque ego, le « mono-culturel », figures fantasmées du « Français de souche » ou du « blédard », comme un ennemi, soit plus entier, donc plus complet, donc plus parfait, soit moins entier, donc moins parfait. Dans les deux cas, celui qui se vit comme bi ou pluri-culturel ne s’inscrit pas dans une relation égalitaire, mais hiérarchique, voire dans un rapport de force : je vaux moins que toi ou je vaux plus que toi.

Celui qui n’est pas Jamel Debbouze, c’est-à-dire la plupart d’entre nous, doit non seulement parvenir à synthétiser ses appartenances, on l’a dit, mais le faire avec les autres, et avec leur jugement. Car l’autre juge, et lorsque l’identité est fragmentée, multiple, comme schizophrène au sens étymologique et non pathologique du terme, son jugement altère davantage la perception que l’on a de soi-même, son estime de soi, la manière dont on vit son identité plurielle. Et dans notre pays où l’altérité (ethnique, religieuse) a toujours été conçue comme problématique, affirmer sa dualité culturelle peut être interprétée comme un signe de déloyauté, de trahison, de duplicité – nous y voilà ! C’est-à-dire d’insuffisante conformation à la culture dominante. En d’autres termes, comme une menace. La discrimination raciale et religieuse ou la propension à imposer la connaissance de la « culture française » – quand bien même celle-ci relève du mythe politique – pour les primo-arrivants (à travers les tests de langue obligatoires), illustrent s’il en est besoin la peur bien ancrée de l’étrangeté dans l’appréhension de celui « qui est d’ici sans l’être tout à fait ».

C’est là que naît l’impératif de conformation que j’évoquais dans Discriminez-moi ! : il est nécessaire, pour plaire à l’autre, de raboter son identité de sorte qu’elle corresponde à ce que l’autre, moins pluriel que soi, attend, voire exige. Le Français d’origine étrangère est ainsi tenté, pour se conformer à la norme, aux autres, d’abdiquer, du moins en public, tout ce qui le rattache à sa culture d’origine. Et ces temps-ci, l’autre ne rigole pas avec ces signes extérieurs d’appartenance multiple : faire le ramadan ou porter une barbe ne pardonnent pas lorsque l’on se porte candidat à certains emplois… !

Prosaïquement, une expression courante illustre ce propos : « avoir le cul entre deux chaises »! Être coincé entre deux cultures, incapable de choisir entre le centre et sa périphérie, situé à équidistance de deux univers de référence(s), cela induit deux états : soit l’équilibre, soit la chute. Tenir en équilibre entre deux cultures – avec, encore une fois, toute l’ambigüité de cette notion -, cela exige à la fois du talent et de la compréhension. Du talent parce que tout le monde n’est pas équilibriste, et cela renvoie à la trajectoire sociale : on ne nait pas équilibriste, on le devient ! De la compréhension encore, mais au sens où les latins l’entendaient, c’est-à-dire une aptitude à saisir avec l’autre, à appréhender ensemble la pluralité. Or comment s’épanouir dans une double culture lorsque tout est fait pour l’oblitérer, lorsque l’Autre la récuse ? Et nous savons bien de quelle manière, par batailles successives, la République, par assimilationnisme, a voulu fondre les cultures périphériques en son creuset, qu’il s’agisse d’ailleurs des Bretons, des chtis, des Italiens ou des Arabes. La littérature de Noiriel et de Schnapper, pour ne citer qu’eux, est éloquente à ce sujet. Nous savons bien de quelle manière, par la force du droit et le prestige de la tradition, aujourd’hui la différenciation culturelle est mise à l’index, a fortiori lorsqu’elle recoupe la religion ou toute autre vecteur réputé menaçant. Nous savons bien de quelle manière « être français » constitue une identité imposée, exclusive de toute autre appartenance, même non traduite dans le droit (double nationalité), même affirmée comme une possible déloyauté (double allégeance). Il ne s’agit pas ici de démonter ce bel édifice républicain, lequel nous garantit, du moins in abstracto, l’égalité des droits, mais simplement de pointer du doigt un état de fait qui, à lui, seul, condamne définitivement toute possibilité de double culture : la culture républicaine est exclusive ; elle ne tolère aucune concurrence ; elle doit être pure, au-delà des contingences.

La double culture, formule ambiguë, conflictuelle, assez peu en phase, nous l’avons vu, avec la coexistence souvent tendue d’identités multiples, tantôt bridées, tantôt affirmées au gré de constructions du sujet toujours fragiles et instables, est un mythe, c’est-à-dire, ainsi que le rappelait Barthes, une parole : nous nous revendiquons – ou – non d’une double culture, ce qui revient à l’affirmer. Et la parole est ici performative : dire que l’on est issu d’une double culture, c’est lui donner corps, la faire exister. Mais ça ne signifie pas pour autant que celle-ci existe en-soi, qu’elle s’impose à nous comme une réalité intangible ; elle demeure une construction imaginaire, une représentation idéalisée, la traduction de l’affirmation complexe de sa propre subjectivité.

La double culture n’existe pas ; elle révèle une part du conflit qui est en chacun d’entre nous dans une société qui peine à s’accepter et à se vivre comme multiculturelle.

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