En Algérie, le véritable opium du peuple, ce n’est pas la religion, c’est le football. Etonnant d’ailleurs à première vue de voir que les Etats autoritaires excellent dans cette « religion du football ». Certes, il y a de grandes démocraties qui sont de grands pays de football, mais force est de constater que celui-ci prend dans une dimension surnaturelle dans des sociétés où, au fond, il n’y avait plus que ce sport qui puisse rétablir, l’espace d’un instant, d‘un match, le lien rompu entre un Etat et une nation. Comme si seul un match, ou une compétition sportive, pouvait remobiliser un peuple derrière un enjeu commun, un avenir partagé, un espoir, et transcender ainsi ses divisions, ses problèmes. Comme une religion.
Mais le football, c’est d’abord un jeu. « Panem et circences », du pain et des jeux, disaient les Latins. C’est ce que distribuaient au peuple les empereurs romains, pour acheter la paix civile. C’est Juvénal, un poète, qui a le premier critiqué la fonction politique du divertissement. Le football, ce sont des jeux du cirque modernes. Il y a des gladiateurs, les joueurs, qui affrontent un ennemi, l’équipe adverse. Il n’y a plus de morts, heureusement, mais enfin qui nierait la violence que recèle un match ? La vente des billets au stade de Blida a donné lieu à des échauffourées qui ont fait au moins un blessé grave. Et qui dit jeu dit spectacle. C’est le plus important car c’est là que réside la fonction cathartique du football, qui permet justement aux hommes politiques d’en tirer profit. Une catharsis est un rituel de purification. Cela permet d’extérioriser et de catalyser les émotions et les passions par le truchement d’une dramaturgie, d’une mise en scène. C’est ce qu’expliquait Aristote au sujet de la tragédie. C’est la même chose avec le football. Le stade et les gradins, c’est l’arène, c’est-à-dire la scène, le décor. Les joueurs sont ceux au moyen desquels la catharsis se produit. C’est donc un rituel de purgation où les spectateurs purgent leurs émotions à travers ce qui se joue sur scène.
De ce point de vue, un match de foot a donc des vertus prophylactiques. Mais à quel prix ? D’abord, il n’y a prophylaxie que si la catharsis fonctionne, autrement dit si l’équipe gagne. Si elle gagne, la victoire sur le terrain se substituera à la défaite quotidienne des Algériens contre eux-mêmes. Elle sera un motif de fierté dans un contexte où il n’y a pas vraiment de raison d’être fier. Elle rendra l’Algérie, et les Algériens, visibles à l’étranger alors que leur pays est gouverné par des fantômes.
Mais il y a l’hypothèse inverse : si nous perdons. Le fait est que plus les malheurs sont forts, plus il y a d’émotions à purger. Plus la situation sociale, le malaise, l’apathie politique sont vécus comme des traumatismes, plus la demande et l’investissement des spectateurs dans le spectacle est puissant. Et si celui-ci est décevant, c’est-à-dire qu’il ne remplit pas sa fonction, qui est de purger, alors c’est la catastrophe. Il faut trouver d’autres exutoires, des boucs émissaires, des victimes expiatoires. Si l’Algérie ne gagne pas ce match dans lequel tout un peuple s’investit, qui donc sera le coupable ? L’arbitre ? Ou bien l’équipe adverse, et parce que l’on est dans le domaine de l’émotion, donc de l’irrationnel, ce qu’elle représente au-delà d’elle-même : les Noirs. Lors du match aller contre le Burkina Faso qui s’est conclu par une défaite, nous avons vu surgir de façon dramatique et ignoble sur Internet et les réseaux sociaux des logorrhées de racisme ignoble ciblant les Noirs, victimes expiatoires, donc, de l’échec de l’équipe nationale. Si les Verts perdent ce soir, ce phénomène redoublera de violence.
Ensuite, si « le pouvoir », comme l’on dit en Algérie à défaut de pouvoir désigner quelqu’un, se réjouit de ces spectacles et mobilise tous les moyens de l’Etat pour les organiser correctement, c’est bien parce qu’il en tire profit. Parce que c’est un divertissement. Exactement comme les jeux du cirque. Etymologiquement, un divertissement est ce qui détourne l’attention des choses sérieuses. Or nous sommes dans une année d’élection présidentielle, à quelques mois de l’échéance, et le chef de l’Etat est toujours invisible. L’Etat n’est plus incarné. On ne sait pas comment les décisions sont prises, si elles sont prises. Les choses sérieuses, ce n’est rien de moins que le devenir de l’Algérie dans un moment capital.
Oui, ce match est important à plus d’un titre, mais gare à ce que le divertissement, s’il devient une addiction, ne se métamorphose pas en aliénation.