Après l’émotion considérable suscitée par la tragédie des 7 et 9 janvier, le temps est venu de comprendre ce qu’il s’est passé et comment des Français, des enfants de la République, ont pu commettre de telles atrocités. Les débats qui ont lieu, à bien des égards, rappellent ceux qui suivirent les émeutes de 2005 : on reparle des ghettos, le Premier ministre évoque un « apartheid ». Dix ans après, rien ne semble avoir vraiment changé. Nous continuons à produire des monstres, et ceux d’aujourd’hui sont pires que ceux d’hier. Si pour certains d’entre eux, une interprétation difforme de l’islam peut fournir un absurde canevas, les racines de la haine sont profondément enracinées dans certaines parcelles de notre République. C’est aux souches du mal, d’abord, que nous devons nous attaquer.
Même si cela paraît dur à admettre pour nombre de nos concitoyens après ce qu’il s’est passé : les Français de confession musulmane ne sont pas les ennemis de la République, ils sont eux aussi la République. Or depuis les attaques terroristes, les appels à la « communauté » musulmane se sont multipliés, certains l’exhortant à s’excuser, d’autres à prendre position, fermement, pour condamner de tels actes. Outre qu’elles sont absurdes, ces réactions sont anachroniques et surtout contreproductives. Absurdes car, comme l’a rappelé Olivier Roy dans Le Monde, il n’y a pas de « communauté » musulmane en France, seulement des individus. Et ceux-là sont d’abord des citoyens qui veulent être traités, considérés comme des citoyens. Anachroniques car ne faisons pas aux musulmans ce que les juifs ont, terriblement, éprouvé avant eux : ne les traitons pas différemment. Comme les juifs, les musulmans appartiennent à la nation française ; comme eux, ils font nation. Et leur demander de réagir en tant que musulmans, c’est contribuer un peu plus à les séparer de la communauté nationale, c’est renforcer un clivage à un moment où les divisions sont plus meurtrières que jamais et où seule l’unité peut nous permettre d’aller de l’avant. A un moment où déferle déjà une nouvelle vague d’islamophobie et où l’extrême droite aussi bien que la droite extrême tente par tous les moyens d’exploiter ce sentiment, les actes anti-musulmans doivent être dénoncés et combattus par les pouvoirs publics, au même titre que le fléau de l’antisémitisme, puissant en France et qui vient de faire de nouvelles victimes.
Attisée par les théories du complot qui prolifèrent sur le web, la perception de la situation au Proche-Orient, ou encore la volonté d’en découdre avec tout ce qui incarne de près ou de loin le « système » ou les « puissants », il y a bien en France une coalition du dépit, et au fond de la haine, qui recrute des âmes perdues sur tous les territoires de la République, et en particulier les plus fragiles, qu’ils soit périurbains ou ruraux d’ailleurs, où l’extrémisme et le ressentiment se repaissent de la misère, de la solitude et de l’abandon.
Cette coalition de la haine, qui se déploie partout en Europe, est aussi, d’abord, le produit d’un précipité complexe de maux profondément enracinés dans notre sol. La crise des banlieues de 2005 où, brutalement, des jeunes sont sortis dans la rue pour casser, hurler leur rage contre le « système » et mettre le feu à des voitures dans un vaste mouvement mimétique qu’alors, déjà, nous avions du mal à comprendre. Dix ans après, l’inertie politique aidant, les promesses non tenues apportant de l’eau au moulin de « l’anti-système », c’est l’hydre de Daesh qui est devenu un miroir aux alouettes pour les plus remontés d’entre eux. Surmédiatisé, reflet de l’hyperviolence de nos sociétés, Daesh incarne une opposition radicale à tout ce qui fait notre monde moderne et dans lequel, tant en Occident que dans le monde musulman, beaucoup ne se sentent pas à l’aise.
Bien sûr, toute une série de bornes jalonnent la route qui conduit de la détestation de soi à la haine des autres : la délinquance, les prisons surpeuplées, les sergents recruteurs de l’armée des ombres qui, à l’affut, guettent les brebis égarées. Mais le terreau du radicalisme est toujours le même et il n’a rien à voir avec l’islam. C’est le résultat d’une crise qui n’en finit pas de durer, du creusement des inégalités, d’un individualisme forcené que ne pallie plus aucune solidarité, du déficit d’éducation, de l’absence ou de la pauvreté d’un dessein national qui doit être avant tout un récit collectif. Cela, hélas, n’a pas été assez traité en France.
Aujourd’hui comme hier, en 2015 comme en 2005, les mêmes débats ont lieu sur les plateaux de télévision. Les banlieues et l’école sont sous les projecteurs et l’on fait mine, penauds, de découvrir l’état d’abandon, peut-être d’apartheid, qui les caractérise. Mais combien de nouveaux drames faudra-t-il encore pour que nos politiques agissent vraiment à la racine du mal ?
Certes, la guerre légitime contre le terrorisme doit conduire l’Etat à prendre des mesures d’autorité, sévères, en matière de renseignement ou encore, par exemple, face à des prisons qui sont devenues de véritables universités du radicalisme. Cela ne constitue cependant que des mesures techniques, faciles à prendre, et de court terme. Mais c’est d’une action dans la durée que la France a besoin pour tenter de prévenir les maux qui produisent ces trajectoires de la haine, cet engrenage qui conduit un adolescent vaguement fragile de la petite classe moyenne à quitter la France pour aller prendre les armes pour aller faire le djihad aux côtés de Daesh. Il n’y a point de déterminisme culturel en l’espèce, il n’y a que des individus paumés, issus de familles désintégrées et qui, pour avoir le sentiment d’exister, se laissent capturer par une idéologie dont ils pensent qu’elle les transformera en héros.
Dans ce piège qui gangrène la France, l’Europe, le monde, les musulmans tombent comme les autres. La République, en ces instants tragiques, doit être forte sur ses valeurs, ce qui implique aussi de les réaliser vraiment. La liberté, d’expression comme de culte, ne doit pas être à géométrie variable en fonction de qui s’exprime, l’égalité doit être mise en œuvre, non comme une incantation électorale mais comme un principe universel de justice que la France a vocation à incarner, la fraternité, surtout, après cette tragédie, doit être sans cesse affirmée, pour montrer que ce qui nous rassemble est plus puissant que ce qui nous divise, par delà les confessions, les provenances et ces identités « meurtrières » derrière lesquelles, quand rien ne va plus, on tend à se refugier. La laïcité enfin, mais une laïcité ferme autant que juste, qui refuse les incursions du religieux dans la sphère publique autant qu’elle permet à chacun de croire et de pratiquer sa religion dans le respect des autres.
C’est en déclarant la guerre aux musulmans qu’on se condamne soi-même en piétinant les valeurs qui nous sont chères, que l’on veut défendre et que les terroristes attaquent. Ne commettons pas cette erreur car être fort face à la terreur ne doit pas signifier être injuste dans son action. Par-delà nos appartenances partisanes et confessionnelles, c’est la République de tous qui vaincra les extrémismes.
K.A.
Publié sur le HuffingtonPost le 27/01/2015