Assia Djebar, femme algérienne, écrivain du monde

Assia Djebar, femme algérienne, écrivain du monde

Publication: 09/02/2015 10h17 CET Mis à jour: 09/02/2015 10h18 CET

CULTURE – Assia Debar vient de nous quitter et, avec elle, une puissante lumière de la littérature s’est éteinte. Depuis son premier roman, La Soif, écrit après la grande grève des étudiants de 1956 à laquelle elle prit part, jusqu’à son dernier, surgi des profondeurs de sa mémoire, Nulle part dans la maison de mon père, Assia Djebar fit rayonner les lettres algériennes par-delà les frontières, pas seulement en France mais dans le monde où l’on ne compte plus le nombre de colloques qui rendent hommage à son œuvre. Première femme « musulmane » à entrer à l’Ecole normale supérieure de Sèvres en 1955, première Algérienne à être élue à l’Académie française, elle fut non seulement un immense écrivain, mais aussi une prodigieuse éclaireuse.

Son sujet majeur fut, dans le creux de l’universalité, la femme, et peut-être davantage la femme algérienne, héroïne de ses romans, de ses récits, de ses films. Déconstruisant la représentation coloniale et l’exotisme orientaliste dans Zerda ou les chants de l’oubli, elle recomposa une image vraie, un portrait fort de celles qui occupent, dans le fonds comme dans les interstices, l’espace central de son œuvre. Femme algérienne elle-même, elle parla comme personne, et la première, encore, de l’«Algérie des femmes», le titre d’un superbe reportage publié dans L’Express en 1962, empreint cependant d’une nouvelle douleur qui la tiraillait déjà au sortir de la guerre. « Et maintenant, elles attendent », écrivait-elle alors, et cette lancinante ne fut pas que l’apanage des femmes. Car de l’Algérie sortie des limbes en 1962, elle percevait l’inévitable fossé entre les gigantesques espoirs nés de la liberté et les précoces abandons des lendemains de l’indépendance.

Née en 1936 sous le joug colonial, elle parvint à se frayer un chemin dans les sinuosités de deux mondes qui venaient de divorcer : celui de la France qui avait quitté l’Algérie et celui de l’Algérie qui s’était séparée de la France. L’œuvre d’Assia Djebar raccommode ces déchirures et, de ce canevas de ruptures, renoua les fils du dialogue. Sublimant les « voix qui l’assiègent », elle bâtit de ses mots, toujours nobles, un vaste récit où s’entremêlent harmonieusement ses multiples appartenances. Des Alouettes naïves à La disparition de la langue française, les livres d’Assia Djebar constituent tous autant de ponts jetés par-dessus les territoires, les langues, les cultures.

Son élection à l’Académie française en 2005 fut ainsi le symbole heureux d’une réconciliation des mémoires et des cultures pour laquelle elle a toujours milité, et qu’elle incarnait. Ce fut aussi la reconnaissance, bien tardive, de la littérature maghrébine d’expression française, dont elle portait haut, avec bien d’autres, l’étendard historique, souvent taché de sang. Car depuis les indépendances, combien d’écrivains et d’intellectuels ont milité dans cet esprit, et combien ont été enterrés sous la poussière de l’ignorance ou, pire, de l’indifférence ? Pensons par exemple, pour mémoire, à ces grandioses écrivains, poètes et dramaturges que furent Jean Sénac, Kateb Yacine, Tahar Djaout ou encore Rachid Mimouni. Dans le sillage et aux côtés d’Assia Djebar, d’autres plumes de lance de la littérature maghrébine francophone poursuivent désormais son œuvre dans le même esprit : Tahar ben Jelloun, Abdellatif Laâbi, Boualem Sansal, Fatima Mernissi, Yasmina Khadra, Rachid Boudjedra, Tahar Nekri, Kamel Daoud et bien d’autres poursuivent le même combat : rapprocher les cultures et mettre l’Autre en lumière par-delà toutes les obscurités.

Dans son discours de réception à l’Académie, Assia Djebar reprit à son compte l’expression de Diderot dans sa Lettre sur les sourds et muets, «Il faut être à la fois au-dehors et au-dedans», pour faire l’éloge de son prédécesseur Georges Vedel. Sans doute cette expression pourrait-elle trouver un écho encore plus ample parmi tous ceux qui s’acharnent à défendre les vertus de la diversité culturelle : on saisit bien mieux le monde à travers l’expérience et l’intelligence de l’altérité. C’est peut-être là l’un des messages les plus forts surgis de son œuvre. Qui résonne aujourd’hui dans l’éternité.

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