Et si c’était la France ?

Article publié dans Libération le 16 novembre 2015

Devant le Bataclan, dimanche 15 novembre, en hommage aux victime des attentat.
Devant le Bataclan, dimanche 15 novembre, en hommage aux victime des attentat.Photo Albert Facelly pour Libération

C’est la France plurielle, vivante, réelle, battante que les terroristes ont voulu assassiner. Parce que le mélange les horrifie. Le moment de se rassembler, par-delà toutes nos différences, et faire taire nos ridicules querelles, est arrivé.

La meilleure façon de tuer quelqu’un est de le viser au cœur. C’est ce que les terroristes ont fait en semant la mort dans la capitale, Paris, dont la seule évocation aux quatre coins du monde suffit à faire pétiller les yeux. Ils ont ainsi frappé dans ce qui leur paraissait le plus essentiel, le plus stratégique, le plus représentatif de ce qu’ils haïssent le plus, de ce qui leur paraît le plus menaçant. Et ce n’est pas les Champs-Elysées, ni la place de la Concorde, ni le Louvre ou encore le 16ème arrondissement qu’ils ont visés, non, mais trois lieux emblématiques, pas de ce que l’on associe traditionnellement à la grandeur de notre pays, à son Histoire ou à son glorieux passé, mais trois lieux qui incarnent la France d’aujourd’hui, telle qu’elle est, dans son mélange, son métissage, sa pluralité – c’est-à-dire sa grandeur présente ; là où bat son cœur.

Le Stade de France, c’est certes le sport qui nous unit, nous rassemble et transcende nos rivalités, nos différences. C’est le souvenir, un peu terni, de la Coupe du Monde 1998. Mais le Stade de France se situe surtout en banlieue, en Seine-Saint-Denis, dans ce département qui, plus que tous les autres, incarne la diversité des origines, des parcours, des provenances. Un département en souffrance, balayé par les vents de la pauvreté et de la précarité, mais qui n’est sûrement pas réductible à ses indicateurs sociaux-là ou, pire, aux chiffres de la délinquance. La Seine-Saint-Denis est d’abord un territoire de sangs mêlés, de croisements permanents, d’enchevêtrements religieux, sociaux, ethniques ; un lieu de France où l’on crée un peu plus qu’ailleurs, des entreprises aussi bien que des œuvres d’art, et qui inspire des écrivains, des cinéastes du monde entier qui s’y pressent car ils sentent bien, eux aussi, que c’est quelque part par là, une fois franchi le périphérique parisien, dans les marges abruptes de la capitale, qu’il se passe quelque chose d’intéressant qui résonne très loin au-delà des murs de béton.

A Paris, les terroristes ont frappé dans deux arrondissements qui sont eux aussi emblématiques : les 10ème et 11ème arrondissements, c’est-à-dire précisément deux des arrondissements les plus populaires mais aussi les plus multiculturels de la capitale, à l’instar du Bataclan dont la programmation fait depuis des lustres la part belle aux artistes du monde, aux styles d’ailleurs, aux différences sonores dont la rencontre crée l’harmonie. Au-delà de la place de la République, en remontant vers Belleville ou en allant vers Ménilmontant, c’est encore la France plurielle, mélangée, celle que n’aime ni l’extrême-droite populiste ni les intellectuels «rances» qui pensent sérieusement que le rap et le street art ont endommagé la France, que le niveau recule à l’école car il y a plus d’Arabes en classe. Et puis, le 10ème et le 11ème arrondissement, c’est aussi encore un peu de la Commune, quelques traces de ce rêve oublié d’une République sociale où la citoyenneté était ouverte aux étrangers.

Celles et ceux qui ont été lâchement assassinés, dans la rue, au Bataclan, au Stade de France, avaient 20 ans, 30 ans, rarement davantage. Ils étaient étudiants, jeunes professionnels, artistes. Ils travaillaient dans des start up, dans des magazines culturels, dans le service public. Ils avaient la vie devant eux. Ils étaient notre avenir. Ils étaient d’origine ou de nationalité française, belge, espagnole, algérienne, tunisienne, chilienne, américaine, que sais-je encore… Ils étaient catholiques, protestants, musulmans, juifs, athées, agnostiques… Ils étaient la France d’aujourd’hui, et plus encore celle de demain.

C’est cette France plurielle, vivante, réelle, battante que les terroristes ont voulu assassiner. Parce que le mélange les horrifie. Parce que le métissage est pour eux une abomination. Parce que la jeunesse et l’optimisme les insupportent. Parce que ce que nous sommes devenus, nous Français, aujourd’hui, ils l’exècrent de toutes leurs forces. Leur but n’est pas tant de nous terroriser que de nous diviser. Ce qu’ils veulent, c’est faire voler en éclats ce qu’il nous reste de fraternité, de cohésion et de solidarité. C’est nous inciter à chercher des boucs émissaires, des responsables, des coupables parmi nous. C’est nous forcer à nous détester. Et c’est ainsi qu’ils nous tueront peut-être si nous n’y prenons pas garde : en suscitant notre haine.

Trop de divisions, de fractures, de déchirures existent dans notre pays depuis trop longtemps. Par ignorance ou aveuglement, certains prêcheurs de peurs tentent d’en provoquer de nouvelles, de pousser chacun de nous dans ses plus maigres retranchements intellectuels pour que, ainsi acculés, nous en venions à haïr tout le monde, y compris nous-même. Sans doute est-ce un legs de notre histoire, ou un trait de notre caractère national. Mais vient un moment où, pour préserver ce qui nous est le plus cher, il est nécessaire de se rassembler, par-delà toutes nos différences, et faire taire nos ridicules querelles. Ce moment est sûrement arrivé. Et la tragédie qui nous frappe, une fois surmontées nos immenses douleurs, peut avoir une vertu, une merveilleuse vertu : nous rappeler ce que nous sommes, ce qu’est la France et ce que nous pouvons accomplir. Tous ensemble.

Karim Amellal Enseignant à Sciences-Po, co-fondateur de la plateforme encyclopédique SAM Network

 

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