Article publié dans le Huffington Post le mardi 24 novembre 2015
ATTENTATS – Pense-t-on sérieusement que des mesures répressives vont, à elles seules, endiguer et prévenir le terrorisme « djihadiste »? Certes, celles-ci sont indispensables. Sans aucun doute des mesures de surveillance supplémentaires sont-elles nécessaires dans le cadre de l’état d’urgence, peut-être après. Sans nul doute la protection des frontières doit-elle être mieux assurée. Sans nul doute faut-il renforcer la protection des sites sensibles et, sûrement, les moyens des services de renseignement. Mais comment ne pas douter que cela suffise lorsque l’on sait que les terroristes, ceux du 13 novembre comme ceux des 7 et 8 janvier, ne sont pas venus d’ailleurs, de loin, pour commettre des attentats sur notre sol, mais de chez nous, de France ou de Belgique, de nos banlieues, des territoires perdus de la République, comme l’on dit depuis… vingt ans au moins.
Tout ce qu’il s’est passé n’était-il pas prévisible ? Ne sait-on pas, depuis Khaled Kelkal en 1995, que des individus absolument, totalement désocialisés passent de la délinquance au djihadisme en plus de temps qu’il n’en faut pour s’en apercevoir ? N’a-t-on pas lu tous les rapports, toutes les études qui décryptent le processus dit de « radicalisation » et montre comment, sur quels terreaux, par quels mécanismes des jeunes, issus des quartiers populaires mais pas seulement, accumulent suffisamment de colère, de rage, de frustrations pour s’engager dans n’importe quelle voie susceptible d’ouvrir une perspective, de redonner une substance existentielle, aussi funeste soient-elles ? Les services de renseignement n’alertent-ils pas, depuis au moins une décennie, sur les dangers de cette situation, notamment dans les banlieues défavorisées ? Les responsables politiques de droite comme de gauche qui se sont succédés au pouvoir depuis tout ce temps n’ont-ils rien su, rien compris de ce qu’il se passait dans certains enfouissements de notre République ? Et qu’ont-ils donc fait ?
Il est aujourd’hui pénible, et à vrai dire assez révoltant, de rappeler toujours cette évidence dont nous ne tirons aucune leçon : nous fabriquons nos propres terroristes. Ceux qui nous frappent, même s’ils trouvent leur inspiration ailleurs, sont d’abord des créatures qui viennent de chez nous, qui sont issus de nos quartiers, qui ont grandi en France et sont aussi le produit de ce que nous avons fait d’eux. A l’aide de moyens nouveaux, d’une idéologie de bric-à-brac qui se nourrit du chaos identitaire, du vide spirituel et de la violence sociale, Daech donne corps à la haine et offre à ces individus marqués par l’échec et le ressentiment une alternative radicale. L’exportation du « djihad » depuis la Syrie, qui s’opère d’ailleurs partout, de la Tunisie à la France, en prospérant sur les mêmes territoires de souffrance, est d’abord une exploitation de la haine, de cette haine qui grandit à l’ombre du béton, dans les prisons, dans ces obscurs recoins où il n’y a plus depuis longtemps ni passé, ni présent et encore moins d’avenir.
La radicalisation est le produit d’un précipité complexe – identitaire, social, familial – où la religion, au fond, ne joue qu’un rôle marginal. Il est par exemple frappant de constater à quel point les terroristes de janvier de novembre n’avaient qu’un lien ténu et malsain avec la religion musulmane dont ils ne faisait qu’agglomérer quelques fragments épars, un vernis, qu’ils greffaient (ou qu’on greffait pour eux) sur leur propre bricolage identitaire. La plupart d’entre eux se caractérisaient par une pratique superficielle, récente et totalement déculturée, détachée de leurs origines culturelles. Dire que l’islam n’a rien à voir dans ce processus peut paraître contradictoire dans la mesure où les terroristes ont prétendu agir au nom de cette religion et où celle-ci constitue, dans leur « récit », la matrice de leurs actes, mais le simple aperçu du processus par lequel ils en sont venus à commettre de tels actes montre à quel point l’islam et le djihad ne sont que des prétextes dissimulant leur véritable motivation, laquelle peut se résumer en un seul mot : exister. Enfin et par n’importe quel moyen, exister.
Les individus qui ont commis les attentats de janvier et de novembre ont un profil similaire : jeunes, âgés d’une trentaine d’années au maximum, ils ont presque tous grandi dans des quartiers défavorisés et sont issus de familles modestes dont ils se sont à un moment donné séparés. En rupture de ban avec leurs familles, leurs communautés, l’école et toute autre forme d’organisations exerçant une quelconque autorité (les mosquées par exemple), ils sont passés par la petite délinquance puis, souvent sans transition, au « djihadisme », celui-ci apportant une réponse globale et, hélas, efficace à leurs frustrations autant qu’à leur désir de vengeance.
Face à ces trajectoires, des mesures uniquement répressives ne suffisent évidemment pas. Répondre au cycle de la violence par toujours plus de violence est une solution de court-terme, légitimement réclamée par l’opinion, mais qui n’aura aucun effet de long-terme. Les racines du mal sont trop profondes et ne s’attaquer qu’à ses effets ne résoudra rien ; elle ne fera même pas gagner de temps tant le « mythe » Daech est aujourd’hui puissamment mobilisateur. Car Daech n’est pas qu’une organisation terroriste, c’est aussi un mythe, un récit. C’est l’anti-modernité radicale, l’anti-civilisation. Daech propose un autre récit d’existence que celui auquel se heurtent des jeunes désocialisés, en bute à un échec total. Daech offre un envers du miroir, une contre-société absolue où l’échec peut devenir une opportunité, où l’hyperviolence réprimée chez nous devient, dans ce monde-là, une compétence recherchée, où l’absence de présent se métamorphose en avenir forcément radieux, celui du martyr et de la promesse du paradis. Lorsque l’on est rien ici-bas, lorsque la vie y est un enfer, devenir une vedette là-haut est irrésistible.
Face au mythe Daech, il faut un autre mythe, un contre-récit. Il faut – combien de temps faudra-t-il le répéter ? – réaliser la promesse de la République, récupérer ces territoires dont on dit depuis des décennies qu’ils sont « perdus », se battre pour promouvoir partout la réussite, pour que l’école n’abandonne pas les plus fragiles, pour permettre aux parents d’élever convenablement leurs enfants, pour faire accéder tous les enfants de France à des opportunités à la hauteur de leur mérite, pour combattre les inégalités, la mal-vie, l’isolement, pour que cesse cet état d’abandon où est recluse une frange de notre jeunesse et qui conduit certains à rompre avec l’humanité. C’est aux hommes politiques qu’incombe ce travail, et en premier lieu à ceux qui nous gouvernent. Décréter l’état d’urgence et arrêter ceux qui s’apprêtent à commettre des violences, c’est indispensable. Lutter contre les racines du terrorisme, chez nous, dans nos quartiers, donner à chacun des raisons d’espérer, de croire en l’avenir et d’abord au sien, c’est plus difficile, c’est plus long, ce n’est peut-être pas très rentable politiquement, mais c’est aussi cette guerre-là qu’il faut gagner.