L’homme en noir du métro

Petite réponse à l’ article de Luc Le Vaillant dans Libération

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C’est un début de soirée sur la ligne 4. Les passagers se serrent les uns contre les autres, par sympathie, douloureusement. Quelques odeurs tristes rôdent sous les lambris de fer de la rame qui se précipite vers la station suivante. Je suis assis sur la banquette et face à moi se dresse un type, cheveux bruns grisonnants, lunettes rondes tombant sur le bout du nez, qui lit le dernier livre d’Alain Finkielkraut, « L’identité malheureuse », presque passé inaperçu. Lorsque le métro s’arrête, les portes s’ouvrent et provoquent une cohue répétitive. Les passagers sortent, des visages en remplacent d’autres, des corps las s’effondrent sur les strapontins, quand ils le peuvent, sinon s’accrochent aux barres comme des stripteaseuses en souffrance.

En face de moi, tout en noir, l’homme qui lit Finkielkraut n’a pas bougé d’un pouce. Il ajuste de temps en temps ses fines lunettes cerclées de métal et pince régulièrement ses lèvres fines, donnant à son visage un air sévère et arrogant. Il a la puissance molle de celui qui ne suscite autour de lui aucune impression forte, tranchée, radicale, seulement des compliments mornes, des gentillesses froides, des amabilités d’intérêt.

Je le regarde, ce lecteur impavide, dont les yeux moyennement ouverts courent à frêle allure sur les pages, concentrés, tout de même, malgré le raffut de la rame fonçant dans le noir.

Ainsi calfeutré dans sa lecture, reniflant l’air nauséabond de l’identité malheureuse, il s’imagine sans doute voler au-dessus des miasmes, rejoindre l’air supérieur que la fureur du dessous empêche à nous autres d’apercevoir.

Le métro s’arrête encore – c’est une habitude. Les passagers bougent, changent encore, se déplacent comme des pions. A côté de l’homme en noir qui me fait face se glisse une jeune femme au visage orné d’un foulard qui dissimule ses cheveux. Elle s’assoit, toussote, extirpe un journal qu’elle pose sur ses genoux. Le lecteur identitaire, aussi noir qu’un corbeau, la regarde du coin de l’œil, méfiant, à l’affut. Ses yeux se sont arrêtés de cavaler sur le papier. Ils fixent maintenant un morceau de voile, tâchant par quelque moyen intellectuel d’établir une pénible correspondance entre le fruit de sa lecture et ce voile dont la blancheur, à en croire le plissement de ses paupières, l’éblouit. Mais à l’éblouissement succède l’agacement, et à l’agacement, une gêne, puis à la gêne une sorte de mépris que malaxe la peur. Ainsi incommodé, l’homme s’agite, pose son livre sur ses genoux afin d’essuyer ses lunettes à l’aide d’un pan de sa toison noire, les rechausse, esquisse une grimace, puis une autre, serre la mâchoire, se ronge un ongle. Enfin, il se redresse et, après un ultime coup d’œil au visage caché, replonge dans son livre et cette fois s’y barricade.

Le métro poursuit inexorablement sa marche forcée. Avec son pull-over noir, son jean noir délavé, ses chaussures noires négligemment cirées et ses cheveux en bataille, il ressemble à un corbeau blessé claudiquant sur la chaussée. Serrant bien son livre de malheur, il se distrait d’épuisantes pensées dont la noirceur dialogue avec son ramage d’obscurité. Anxieux de ce qui l’entoure, de ces voiles qui fendent le bitume de Paris et de toutes ces étrangetés dont il est si peu familier, il s’enveloppe dans de vagues certitudes et de vaines chimères.

Je me demande par quel diabolique prodige cet homme au demeurant charmant, sûrement brillant dans ses phrases et scintillant d’opinions toujours opportunes a-t-il aussi rapidement versé dans l’eau stagnante du ressentiment ? Nul ne le sait. A l’instar de l’auteur des lignes qu’il dévore maintenant avec davantage d’avidité, un rien l’effraye. Le corps d’une femme enveloppée dans un tissu l’épouvante. Il y voit une menace, un danger, presque une damnation. Sur sa banquette étroite, il croise ses jambes pour n’avoir pas à l’effleurer : il en serait contaminé !

Je me dis que j’exagère, que cet homme civilisé ne peut cultiver d’aussi vilaines pensées, qu’un malin génie sans doute obscurcit son esprit. Je m’efforce de lui trouver quelque excuse. Je m’y efforce de tout mon cœur rempli de compassion. Il n’est pas le seul, je le sais bien. Partout, dans les villes, les trains et les métros, les hommes en noir prolifèrent. Mais enfin, c’est lui qui me fait face. C’est lui qui m’inquiète, et dans notre duo silencieux je m’efforce de comprendre ce qui peut à ce point flétrir l’âme d’un homme de bien. Je me figure que sa fougueuse silhouette naviguait jadis du côté de la rive gauche et qu’il s’est peu à peu écarté du flot tumultueux de la solidarité pour approcher la grève froide d’un nationalisme fermé. Là-bas, dans ces contrées hostiles où la haine est féroce et le piment de la vie, ses rêves sont peuplés de femmes nues, de fesses revêches et d’horribles salafistes.

Je me dis que peut-être l’homme en noir ne sait plus vraiment qui il est. Il essaye de rester droit mais avance courbé, sûrement à la recherche de ses idéaux d’antan. L’homme en noir porte sa nostalgie en bandoulière, comme une gibecière remplie de cadavres puants. L’homme en noir qui murmurait à gauche hurle maintenant à droite, dans la cohue, avec ses ennemis d’hier.

Soudain, interrompant mes pensées, la femme voilée se lève et, sans un regard pour l’homme triste, elle s’échappe vers le quai. Ma tristesse laisse l’homme-fantôme à sa crevante lecture, immobile et tout de noir vêtu.

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