Article d’Eric Loret paru dans Le Monde
LE MONDE DES LIVRES | Par Eric Loret
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Bleu Blanc Noir, de Karim Amellal, L’Aube, 406 p., 23 €.
Approchez, n’ayez pas peur. Cela ne mord qu’un peu. Karim Amellal corrige les mœurs en rigolant. Son deuxième roman est porté par un beau et grand vent politique qui, dès le début, prend des airs d’augure : ciel changeant, oiseaux fous. C’est un Français qui parle. Il est directeur d’une banque d’investissement. Le monde de la finance, explique-t-il, est à peu près le seul où« votre gueule, votre prénom, votre religion ou encore votre milieu social » ne comptent pas : le marché ne s’intéresse qu’à votre capacité à faire du fric. Nous sommes en 2016, le président Martin Luxembourg vient « d’annoncer à la télévision de nouvelles frappes aériennes contre Daech en Libye et un renforcement du plan Vigipirate pour prévenir la menace terroriste ». La France s’apprête à porter Mireille Le Faecq, la candidate du Parti national, au pouvoir. La seconde partie du roman racontera sa présidence, durant laquelle, « vidé de sa substance à la vitesse d’un puceau troussant une prostituée, le parti de la Droite forte n’eut pas d’autre choix que de se désintégrer ».
Il y a presque dix ans, Karim Amellal cofondait le collectif « Qui fait la France ? ». La réponse à cette question s’est complexifiée sous le feu des attentats, et les auteurs qui, comme lui, souhaitent échapper à l’assignation « maghrébin » dans le champ littéraire hexagonal et « être reconnu [s] en tant qu’écrivain [s] universel [s], à travers la narration de leur propre réalité »(Africultures, n° 97, 2014), se voient soumis à cette double injonction contradictoire : être visible contre l’islamisme et invisible comme Français de culture musulmane. Enseignant à Sciences Po, essayiste et romancier, Karim Amellal est le fils d’un haut fonctionnaire algérien qui a quitté le pays aux débuts de la guerre civile, à la fin des années 1980. Son père devenu bistrotier à Garges-lès-Gonesse (Val-d’Oise), il fait hypokhâgne et Sciences Po avant de se lancer dans la finance. A 27 ans, en 2005, il publie Discriminez-moi ! Enquête sur nos inégalités (Flammarion), essai inspiré par la première loi sur le port du voile. Suivra un roman (Cités à comparaître, Stock, 2006), qui raconte l’embrigadement d’un gamin de banlieue par les fous d’Allah. Il délaisse un temps l’écriture pour cofonder deux sites consacrés à la vidéo : une plate-forme universitaire (SAM network) et ChoufChouf, un« média participatif sur l’Algérie ». Et pour mieux revenir avec ce roman qui marque la rentrée littéraire au fer rouge de l’ironie.
Renvoyé à son « origine »
Malgré la crise, le narrateur de Bleu Blanc Noir va plutôt bien : son salaire a même « augmenté substantiellement » car, « partout en Europe, les banques recapitalisées (…) continuaient de s’engraisser, souvent sur le dos des Etats qui n’y voyaient que du feu, ou craignaient trop qu’un nouveau drame ne surgisse ». Mais, le terrorisme n’aidant pas, il est renvoyé dès les premières pages à son « origine » par Louise, une collègue qui ne s’est pourtant jamais sentie « raciste ». Elle deviendra sans surprise « l’œil du Parti » au sein de l’entreprise après la victoire de Le Faecq.
Dans une langue aussi poétique qu’efficace, Amellal mène tambour battant le portrait à peine satirique d’un pays « sous le joug permanent du terrorisme », nourri de la propagande de « BSN TV » et où les classes éduquées, prises entre « la bulle de l’entrepreneuriat, des start-up et des geeks » et « la dernière application de livraison de cheeseburgers à domicile », ont atteint« le degré zéro de la pensée collective ». Même le célèbre quotidien de gauche Le Soixante-huitard libéré se range à la « laïcité d’acier » sous la plume de son directeur, qui décide de « remiser dans les placards de l’histoire cette vieille idée, éculée, qui veut que la fraternité suppose d’accepter n’importe quoi venant de n’importe qui, pourvu que ce soit le fait de personnes pauvres et en souffrance ».
France, 2016 : « On a laissé les gens détester tous ceux qui n’étaient pas comme eux, résume un des personnages, se détester entre eux, on leur a montré comment faire pour se détester, chaque fois un peu plus. » Le narrateur, lui, pense qu’il faut seulement « attirer des étrangers, faire croître l’économie, créer des emplois pour tout le monde » si l’on veut guérir la société. Mais, après chaque nouvel attentat, il se retrouve « dévasté, humilié, choqué, révolté, fou de rage », se disant que les terroristes sont « des nôtres ». Son ami Samir ne l’aide guère à se déculpabiliser : « Ce sont des dealers de merde, des ratés, des petits cons qui, parce qu’ils n’ont pas de vie ici, s’en rêvent une meilleure au-delà. Tout ça, c’est nous qui le produisons, depuis des années, depuis des décennies. » Certains autres de ses amis musulmans perdent la boule : Nasser croit découvrir un complot du « lobby juif » et se persuade que Mireille Le Faecq est secrètement « pro-Arabe », tandis que son cousin Yacine se présente aux élections sous la bannière du Parti national, estimant que, « au bout d’un moment, elle se calmera. Elle composera ». Soit exactement ce que rapporte Stefan Zweig, dans LeMonde d’hier (1944), de ceux qui s’apprêtaient à voter pour Hitler.
C’est comme si tout ce que prédisait Amellal se réalisait peu à peu
Bleu Blanc Noir a été écrit bien avant l’été. Avant Nice, avant Saint-Etienne-du-Rouvray, avant les attentats en Turquie et en Allemagne. Avant Manuel Valls favorable à l’interdiction du « burkini ». Mais c’est comme si tout ce que prédisait Amellal se réalisait peu à peu. On croit parfois lire le sublime Seul dans Berlin, de Hans Fallada (1947), qui fait un portrait acéré des bassesses humaines en temps dictatoriaux. Et lorsque Le Faecq en appelle à la création de milices et à la délation, « hormis chez quelques universitaires arc-boutés sur leurs principes et une partie de l’ultragauche qui, de toute façon, ne représentait plus rien sur le plan électoral, la proposition (…) ne provoqua pas d’hostilité majeure dans le pays ». De fait, note le narrateur, « le Parti national ne prétendait pas inventer la poudre et agissait pour l’essentiel dans le prolongement des politiques sécuritaires qui avaient été conduites jusque-là ».
Génie de l’analyse politique, Amellal excelle aussi dans la caricature : celle des magazines comme La Virgule et ses célèbres dossiers (« La maladie de l’Islam »), celle des journalistes télé, celle des politiques – en particulier du gouvernement de Mireille Le Faecq, burlesquement nommé par l’écrivain : le premier ministre est Albert Lachard, ancien socialiste qui s’était « radicalisé, seul, en marge des lieux de pouvoir ». Le médiatique Marcel Retour sera à la culture, Jean-Eric Level à l’intérieur et Malika Rougel, « défenseuse d’une “laïcité radicale”, proche des Femen, militante associative de Courbevoie » chargée de mettre les prestations sociales « sous condition d’origine nationale ». Et comme il y a purge dans l’opposition, il arrivera bientôt malheur à Alban Péjut, maire de Bordeaux, ainsi qu’à Ludovic de Pellevin, ex-ministre des affaires étrangères – comme quoi ce roman n’est pas islamo-gauchiste en plein.
Lorsque le nouvel ordre commencera à s’en prendre à son épouse, Agnès, et à ses parents, le héros sortira de sa réserve anxieuse pour rejoindre les rangs de la résistance, au sein d’un réseau dont les chances de victoire sont proches de zéro. Une façon peut-être, pour Amellal, de renvoyer sa prodigieuse fable à ce qu’elle devrait être : un vilain cauchemar.