Michel Rocard, l’anticolonialiste qui a révélé l’atrocité des camps de regroupement en Algérie

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Michel Rocard était le père de la « deuxième gauche ». C’était aussi un fervent anticolonialiste, à l’instar de Pierre Mendès France, l’inspirateur de cette gauche réformiste et réaliste dont il voulait prolonger l’héritage.

Pourtant, au-delà de ses déclarations et prises de positions publiques, contre la guerre d’Algérie, contre la guerre du Viet-Nam, pour le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, Michel Rocard a concrètement oeuvré contre la colonisation, dont il a reonnu, parmi les premiers, reconnu les crimes. En février 1959, alors jeune inspecteur des finances, Michel Rocard remet une note administrative, technique, à Paul Delouvrier, délégué général en Algérie, sur le problème des camps de regroupement. Ce rapport serait resté dans les placards de la République, ignoré de tous, si une fuite dans Le Monde, le 12 mars 1959, n’en avait pas révélé l’existence.

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Dans ce rapport, Michel Rocard évoquait, pour la première fois, le problème des déplacements de population effectués par l’armée française en Algérie « sans aucune espèce de précaution », si bien qu’ils occasionnaient pour la population algérienne, rurale surtout, des bouleversements terribles, dont la famine. Selon Michel Rocard, 200 000 personnes seraient mortes de faim à cause des camps de regroupement.

C’est à partir de 1957 que dans les zones rurales l’armée française a commencé à regrouper des personnes, principalement des paysans, afin qu’ils « échappent » à l’influence du FLN. Au total, c’est un cinquième de la population paysanne qui a ainsi fait l’objet d’un « regroupement ». Même si, à grand renfort de propagande et de photographies truquées, l’armée française a parfois voulu donner l’image de villages idylliques, la réalité fut bien différente. Dans nombre de ces camps, c’est l’enfer. Les conditions de vie y étaient misérables. Les « fellah » regroupés étaient en vérité isolés de la population par des fils barbelés et des miradors. Les camps de regroupement étaient de véritables prison à ciel ouvert. Les Algériens étaient ainsi enfermés chez eux.

« J’ai été déplacé de 1957 à l’indépendance, racontait par exemple au Point Ben Salama, l’auteur du documentaire « Une histoire algérienne ». Nous avons vécu à six dans une petite pièce avec ma mère, car mon père travaillait en France. Les gens agglutinaient du matériel de récupération pour se fabriquer des baraquements de fortune. »  Le journaliste Slimane Zeghidour a lui aussi raconté sa vie dans le camp d’Erraguene, en Kabylie, où vivaient 6000 personnes dans des conditions misérables.

Dans son livre Les Camps de regroupements de la guerre d’Algérie (Éditions ouvrières, préface de Germaine Tillon) publié en 1967, Michel Cornaton prolongeait et précisait l’analyse de Michel Rocard. Selon lui, il y eut près de 2000 centres de regroupement et, selon les estimations, entre 1600000 et 2500000 regroupés, soit 15 à 25% de la population.

C’est cette terrible réalité que Michel Rocard dissèque dans son rapport. « Atteints dans leurs revenus, les fellahs le sont aussi dans leur dignité ; ils sont placés vis-à-vis du commandement et du chef de SAS dans un état de dépendance totale », écrit-il par exemple. Analysant méthodiquement l’habitat, les conditions sanitaires à l’intérieur des camps, les conséquences dramatiques, pour les familles, de ces regroupements, Michel Rocard dresse un implacable réquisitoire contre la guerre d’Algérie. Par son étude minutieuse et rigoureuse d’un problème concret, le jeune haut fonctionnaire adresse à ses supérieurs une critique assassine des modes opératoires de l’armée et du silence coupable de l’administration.

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Photo ci-dessus : camp de regroupement près d’Aumale

Grâce aux fuites de ce rapport dans Le Monde, le problème des camps de regroupement sort de l’ombre et reçoit une – relative – publicité. Dans un article publié en juin 2012, Anne Guérin-Castell en recensait quelques conséquences. « L’article du Monde fut suivi d’autres articles, écrivait-elle, notamment d’un entretien avec Mgr Rodhain, secrétaire général du Secours catholique, paru le 11 avril dans La Croix et d’une publication partielle du rapport dans France Observateur et Le Monde les 16 et 17 avril, d’un débat à l’Assemblée nationale le 9 juin 1959 et d’une mise en cause de la France à l’ONU le 14 juillet. Mais cela pouvait-il arrêter les partisans de la « guerre révolutionnaire » ? Paul Delouvrier, délégué général du gouvernement en Algérie, avait eu beau prescrire dans une circulaire datée du 31 mars qu’ « aucun regroupement ne pourra être opéré sans son accord », les responsables de l’armée, encouragés par le décret du 17 mars 1956 et l’arrêté du 7 janvier 1957 autorisant le ministre résidant (à l’époque Robert Lacoste) à « instituer des zones où le séjour des personnes est réglementé » et confiant le maintien de l’ordre à l’autorité militaire, continuèrent d’agir à leur guise, si bien que le nombre de camps de regroupement ne cessa d’augmenter jusqu’à l’aube des négociations pour un cessez-le-feu. »

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Peu connu, ce travail essentiel de Michel Rocard réalisé sans en informer ses supérieurs, participant d’une démarche volontaire et courageuse, servit à attirer l’attention sur l’un des aspects les plus terribles de la guerre d’Algérie. Il a fallu attendre 2003 pour que son rapport soit publié, sous forme de livre. Il surprit alors de nombreuses personnes, à gauche, qui n’en connaissait pas l’existence et ne soupçonnait pas cette dimension essentielle de son engagement.

K.A.

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Michel Rocard, Rapport sur les camps de regroupement et autres textes sur la guerre d’Algérie (Paris, Mille et une nuits, 2003, 334 p.,16.60 euros).
Edition critique établie sous la direction de Vincent Duclert et Pierre Encrevé, avec la collaboration de Claire Andrieu, Gilles Morin et Sylvie Thénault.

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