(Article publié dans la revue Contretemps le 21 mars 2017)
Pour toute une génération de jeunes plutôt privilégiés des centres-villes, il est désormais inconcevable de sortir sans son « smartphone », de se déplacer sans Uber, de voyager sans Airbnb, de dîner entre amis sans Deliveroo. Pour eux, la France devrait être la Silicon Valley et les jeunes Français des « entrepreneurs » en puissance, dans l’espoir d’être un jour millionnaire. Il faudrait des incubateurs partout, des accélérateurs aussi, et pour financer tout ça, de gigantesques fonds d’investissement et des business angels à la Xavier Niel. Ainsi, tout irait mieux : la vie serait plus facile, plus agréable, il y aurait des emplois à la pelle, de la créativité à revendre et des tonnes d’applis pour se faire livrer des sushis au cumin ou inscrire son chat sur le nouveau réseau social des animaux.
Ces gigantesques plateformes, valorisées à des dizaines de milliards de dollars, ces applis réputées cools qui « bouleversent » notre quotidien, d’Uber à Deliveroo, participent de ce qu’on appelle en langage glamour la « Sharing Economy », ou « économie du partage », ou encore l’économie « collaborative ». De façon plus critique, on la surnomme « gig economy », l’économie des petits boulots.
Pourtant, le partage, qui serait contre a priori ? Nous voulons tous partager, c’est bien moralement et ça coûte moins cher. On partage donc des courses, des appartements, tout ce qu’on peut. Et si tout continue comme ça, si des tas d’Uber apparaissent dans tous les domaines, dans l’éducation, dans la santé, pour les enfants, ce serait formidable. Nous vivrions dans le plus beau pays du monde. Nous serions tous heureux.
Sauf que pour l’instant c’est tout l’inverse qui se produit.
À l’ère numérique, l’économie du partage repose sur une nouvelle forme d’organisation du travail, horizontale plutôt que verticale, sur des dynamiques de réseaux qui visent à mutualiser des biens et services par l’intermédiaire de vastes plateformes digitales dites de « peer-to-peer ».
Pour certains, à l’instar du futurologue Jeremy Rifkin (qui avait déjà prophétisé la fin du travail dans les années 90), l’économie du partage porte en elle rien de moins que la fin du capitalisme. Selon lui, la « révolution du coût marginal zéro » (ça ne coûte rien de produire une unité supplémentaire) qui est au cœur de l’économie numérique va permettre de réduire les inégalités et de rendre la société plus juste. La fin du capitalisme, ou plutôt sa métamorphose, repose sur des « prosommateurs » (des producteurs qui sont aussi consommateurs) qui, fonctionnant en réseaux, permettront d’assurer un bien-être général… Cette vision irénique est farouchement battue en brèche par d’autres économistes, comme Robert Reich ou Dean Baker, qui estiment que la dite « économie du partage », loin d’être « disruptive » en apportant un bien-être collectif, accroît les inégalités, la dépendance et la précarité des travailleurs les plus fragiles et, au final, sape l’économie dans son ensemble…